La Haine sur scène: le rap'n'roll de Mathieu Kassovitz (2024)

CRITIQUE - Ce film culte réalisé en 1995 renaît sur scène avec une formidable mise en scène et une bande originale intergénérationnelle.

Angoissé, le téléphone vissé à l'oreille, « Malotru» akaMathieu Kassovitzva et vient nerveusement dans la Seine Musicale qui se remplit peu à peu d'un joyeux brouhaha. Ce vendredi 11 octobre est la première d'un projet sur lequel il travaille depuis cinq ans. À 57 ans, « Kasso» s'est lancé dans un pari audacieux: adapter en comédie musicaleson film culte La Haine . En s'adressant à la fois aux nouvelles générations qu'à ceux qui ont grandi avec ce film.

Sorti en 1995,ce long métrage en noir et blancest l'histoire de trois pieds nickelés des quartiers emportés dans le tourbillon des émeutes sur fond de violences policières. Un matin, ils se lèvent avant de partir à Paris. Le soir, l'un d'eux va mourir. En 24 heures, on bascule de la légèreté à la tragédie. La Haine, qui a lancé les carrières de Vincent Cassel, Mathieu Kassovitz et Saïd Taghmaoui, est culte. Couvert de prix à Cannes, aux César, triomphe au box-office, en DVD et en V.O.D sur les plateformes, ce film est une « réf' » pour tous ceux nés dans les années 1970 et 1980. Trente ans après, on en parle encore. Ce film s'est transmis de génération en génération. C'est dire si voir les scènes se jouer en direct sur scène était attendu.

À lire aussi«C’est quelqu’un que j’aime»: Mathieu Kassovitz en larmes en évoquant son conflit avec Saïd Taghmaoui

À laSeine Musicalejusqu'aux fêtes de fin d'année puis en tournée dans les Zéniths, Kasso joue gros. « À Broadway et à Londres, à part In the Heights de Lin-Manuel Miranda (Hamilton), aucune comédie musicale n'utilise les quartiers comme toile de fond», souligne Patrick Niedo auteur des Histoires de Comédies Musicales aux éditions Ipanema. Malgré le mouvement Black Lives Matter,malgré le meurtre de George Floydétouffé sous le genou d'un policier blanc, les adaptations sont rarissimes. Spike Lee n'a pas transporté Do The Right Thing sur scène. John Singleton n'a pas adapté Boyz n the Hood. En France, seul Disney+ a osé produire une série sur Malik Oussekine.

Des clins d’œil de 2024

Pour l'heure, « Kasso» serre dans ses bras, un grand gaillard sapé comme jamais avec un chignon haut de vingt centimètres, façon Marge Simpson. C'est le rappeur Youssoupha, auteur de La Haine d'un Frère, La Haine d'un flic, deux titres phares de la comédie musicale. On aperçoit Chico des Gipsy Kings venu spécialement d'Arles. « J'ai travaillé sur le titre Vivre Ensemble avec Mathieu Chédid», dit-il fièrement. Fabrice Eboué est là.Valérie Trierweiler fait une entrée remarquée en manteau rougeflamboyant. Au stand de produits dérivés, les tee-shirts (30 euros), le magnet (5 euros) et le programme (15 euros) s'arrachent. Plusieurs personnes réclament le même sweat-shirt à capuche que celui porté par « Kasso»: il est noir avec écrit en bas du dos et à l'envers « La Haine, jusqu'ici tout va bien. 95. » Las, ce produit n'est pas encore disponible.

Tu te prends pour un mélange de Tupac et de Mélenchon?

Extrait de la pièce

Le noir se fait. Une voix off qui ressemble à celle de Mathieu Kassovitz nous souhaite « une expérience forte et un bon spectacle. Et Nique sa mère le maire! » On est prévenu: mieux vaut aimer le hip-hop et s'adapter au vocabulaire des cités. « Chelou », « Daronne », « gros », « frérot » vont revenir souvent. Pour autant, le langage fleuri n'est jamais vulgaire et même un habitant de Saint-Germain-des-Prés comprendra les dialogues.

Sur un écran géant, des images d'archives en noir et blanc d'émeutes grésillent. Pour l'instant, on pourrait encore être au cinéma. Les « Anciens» s'amusent à reconnaître les codes du film de 1995. « 10:38» s'allume avec le tic-tac du temps qui passe. Le décompte des 24 heures est lancé. La tragédie se prépare. L'écran se lève. D'emblée, on est plongé dans les années 1990. Rien n'a changé nous assure Mathieu Kassovitz. Ce n'est pas tout à fait vrai. Il s'est amusé à truffer les dialogues de clins d'œil à 2024:Paul Bocuse est devenu Philippe Etchebest, la vedette de M6. À la télévision, on regarde Les Marseillais et l'animateur Éric Antoine. On écoute Big Flo et Oli. Les merguez ne sont plus à 5 francs mais à 6 euros. L'inflation sûrement. La scène pleine de poésie où une jeune femme s'envole dans les étoiles avant de revenir se poser comme un oiseau sur son amoureux n'existait pas dans le long métrage. La Haine reste un monde d'hommes, mais dans la version 2024, impossible de ne pas avoir deux trois filles et elles sont nettement plus intelligentes que les garçons.

À lire aussiÀ la Comédie des Champs-Élysées, des Liaisons dangereuses éblouissantes de cruauté

Le trio de copains qui se fichent de savoir que l'un est noir, l'autre est arabe et le troisième est juif est-il encore possible aujourd'hui? À l'heure où le wookisme et le communautarisme rangent les gens dans des cases pour mieux les diviser et où beaucoup se définissent d'abord par leur religion avant leur nationalité, ce n'est pas sûr. Le ministre de l'IntérieurBruno Retailleauet les brigades sous ses ordres pourraient certainement passer une bonne soirée devant cette version de La Haine. Ils ne sont certes pas aussi valorisés que dans Bac Nord de Cédric Jimenez, mais ils ne sont pas non plus traînés dans la boue. « Si Abdel meurt, je tue un keuf », menace Vinz. « Tu te prends pour un mélange de Tupac et de Mélenchon?», lui rétorquent ses copains soulignant ainsi les attaques du leader de LFI contre la police. L'extrême droite est autant critiquée que LFI: « si Bardella passe, j'me barre de là» entend-on avant la scène où des skin heads tabassent gratuitement deux des trois copains.

Quinzaine de tableaux

La mise en scène cosignée Mathieu Kassovitz et Serge Denoncourt (ce Québecois passé par le Cirque du Soleil est une star du spectacle vivant) est épurée, belle et soignée. La première partie est en noir et blanc, la seconde dans Paris la nuit est plus colorée. Un DJ mixe dans un cube légèrement éclairé par une lampe en hauteur sur la gauche. Les acteurs, danseurs et chanteurs évoluent sur une plateforme ronde surélevée au milieu de la scène principale. Derrière, la cité avec ses immeubles écrasants, ses terrains vagues, ses stations de métro glauques… défilent en même temps que les acteurs déambulent. Ces images de réalité étendue et augmentée ont été conçues par le studio québécois Silent Partners. Là encore des pointures dans le monde du spectacle vivant: cette équipe travaille pour Céline Dion, Pink, Harry Styles et gère l'animation de la Sphere à Las Vegas.

Un simple cube sombre sert tour à tour de wagon de RER, d'ascenseur, de chambre. Grâce aux effets de perspectives et aux effets spéciaux comme le brouillard, on croit vraiment avancer, monter, descendre. La vidéo omniprésente permet d'enchaîner les scènes sans temps mort tout en n'ayant jamais le même décor. Les « nuages noirs qui tuent l'espoir» sont omniprésents. Sur un morceau, ils bougent même en rythme sur le refrain. Les astuces sont nombreuses. Quand le trio monte dans une voiture volée, une caméra retransmet en direct l'intérieur de l'habitacle sur le grand écran. Quand Vinz joue torse nu avec un revolver, il n'est plus devant un miroir comme en 1995 mais devant son iPhone. Là aussi, une caméra projette l'écran de l'appareil en direct. Parfois, des archives remplacent les prises de vue. Quand Mathieu Kassovitz fait un caméo sur scène en évoquant le voyage de son grand-père vers l'enfer des camps nazis, des images de l'Ina montrent les déportés emmenés vers les trains de la mort. À l'heure où l'antisémitisme d'extrême gauche fait des ravages dans les cités, cela a du sens.

À lire aussiCheck-up au théâtre Antoine: une mauvaise opération pour Bernard Campan

L'histoire est découpée en une quinzaine de tableaux séparés par le décompte du temps et des éclairs qui illuminent en une fraction de seconde la salle. À chaque fois, une chanson fait avancer le récit. Dans le film, il n'y avait quasiment pas de musique. Ici, la setlist supervisée par le directeur musical Proof est un sans-faute.On y retrouve Akhenaton, Oxmo Puccino, M, Chico and the Gypsies, Angélique Kidjo, Sofiane Pamart, le duo électro The Blaze, Clara Luciani comme Jyeuhair et Mercer. Mais aussi le Chant des partisans et Edith Piaf samplée sur du rap avec Je ne regrette rien.

Au final, le seul reproche qu'on puisse faire à Mathieu Kassovitz est d'avoir accordé moins d'importance aux chorégraphies qu'à la mise en scène et à la musique. Il aurait dû recruter le si brillant Mehdi Kerkouche. Quand l'effet whaouh est là comme dans la salle de boxe où chacun tape dans les sacs et se contorsionne en rythme, l'effet de groupe est beau. Les solos de toupie sur la tête, de breakdance et de hip-hop sont réussis mais on en voudrait davantage. Surtout avec des mouvements à plusieurs qui donnent du volume comme dans West Side Story. Quand la lumière se rallume au bout de deux heures, les applaudissements crépitent. « On aime quand la garde républicaine chante avec Aya», lance la troupe. Aligné en chorus line avec sa troupe, Mathieu Kassovitz sourit. L'amour l'a emporté sur la haine. Il est heureux. Il a remporté son pari. Haut la main.

(*)Jusqu'à décembre à la Seine Musicale. Puis en tournée pour 40 dates dans toute la France.

La Haine sur scène: le rap'n'roll de Mathieu Kassovitz (2024)
Top Articles
Latest Posts
Recommended Articles
Article information

Author: Maia Crooks Jr

Last Updated:

Views: 5591

Rating: 4.2 / 5 (63 voted)

Reviews: 86% of readers found this page helpful

Author information

Name: Maia Crooks Jr

Birthday: 1997-09-21

Address: 93119 Joseph Street, Peggyfurt, NC 11582

Phone: +2983088926881

Job: Principal Design Liaison

Hobby: Web surfing, Skiing, role-playing games, Sketching, Polo, Sewing, Genealogy

Introduction: My name is Maia Crooks Jr, I am a homely, joyous, shiny, successful, hilarious, thoughtful, joyous person who loves writing and wants to share my knowledge and understanding with you.